Il me présente un projet de contrat énumérant ses droits en cas de victoire de la voiture en question : * 5% du prix pour la première place, * 4% du prix pour la seconde place, * 3% du prix pour la troisième place. Je suis un peu abasourdi par sa naïveté, mais ne sais comment le ramener à la réalité sans trop le bousculer. J'ai l'impression que l'affaire semble importante pour lui et que, de ma réponse, peuvent dépendre ses choix de vie professionnelle ; cela mérite d'y réfléchir plutôt deux fois qu’une. Comme me l'a dit le psychologue de l'établissement quelques jours plus tard, il ne fallait pas louper ça ! Mais pour l’heure, je suis en entretien avec Fabien et j'ai deux secondes devant moi pour réagir !
Je lui pose trois questions: 1- Quel arguments de vente vas-tu développer auprès des firmes automobiles? 2- Qu'est-ce que tes croquis vont apporter aux études réalisées quotidiennement par les équipes d'ingénieurs des firmes automobiles? 3- Penses-tu que tes croquis sont vendables? Fabien est un peu troublé par mes questions et finit par répondre : - Tu penses peut-être que je rêve ? - Oui, je pense que tu n'as pas bien évalué l'écart entre tes croquis et les études en cours actuellement menées par les firmes automobiles - lui répondis-je, un peu trop technique, et sûr de mes connaissances -. (Franck m’écoute et semble attendre impatiemment la suite des propos) Pour réaliser ce métier, appelé désigner, de longues études sont nécessaires et il y faut aussi de gros moyens logistiques, comme une soufflerie, un programme informatique pour simuler l'aérodynamisme et surtout une équipe pluridisciplinaire. On ne peut réaliser ce travail seul dans son coin. » Il acquiesce, peu surpris par mes propos, me montre la revue auto qui lui a servi de modèle, et me demande : - Tu connais un moyen pour me faire visiter une écurie ? J'aimerais bien voir comment ça se passe. - Non, je ne connais pas, mais on peut chercher l'adresse de Prost et je t'aiderai à faire un courrier pour demander une visite de l'écurie. En fait, c'est peut-être cela qu'il souhaitait : confronter son travail avec la réalité, représentée dans le cas présent par l'éducateur ; avoir accès au site où se réalisent les constructions automobiles et surtout montrer qu'il se préoccupe de son insertion en milieu ordinaire de travail. C'était aussi pour lui, sans doute, un moyen de quitter sa carapace, et de se mettre pour la première fois en danger en parlant de lui-même. C’est en effet la première fois, depuis un an, qu'il s'implique personnellement.
Notre entretien s'est terminé sans que soit abordé son projet de démission. Sa démarche ce jour-là avait probablement été un moyen pour lui sa demande prise au sérieux. Il ne m'avait pas semblé jusqu’ici que l'écart pût être si grand entre leur quotidien et la réalité qui les entoure. Fabien était sérieux, il pensait vraiment que ses croquis allaient lui ouvrir la porte de la Formule 1. Notre rôle est de rappeler le principe de réalité aux travailleurs dont nous essayons de favoriser l’insertion, d'éviter qu’ils ne se forgent trop d'illusions, tout en stimulant auprès de chacun sa propre capacité d'apprentissage et les possibilités qu’ils ont de se projeter dans un « après-C.A.T ». Certains pourront travailler en milieu ordinaire, mais le travail artistique mené dans l'établissement ne doit pas créer l'illusion d'un monde professionnel ouvert à toute initiative.
Mois d'avril Entretien hier soir avec Fabien. Nous poursuivons la discussion amorcée la semaine dernière. Fabien a rapporté ses dessins dans sa fameuse pochette « top secret ». - Alors, Fabien, que fais-tu avec ça maintenant ? - Ben, j'aimerais que tu me donnes l'adresse de Prost. J'ai envie d'aller le voir. - Bon, mais cette démarche, tu la fais seul : on ne pourra pas prendre une journée pour t'accompagner. - Oui, pas de problème, je vais leur téléphoner pour savoir si je peux visiter.» En fait, après un certain temps de discussion, il apparaît que Fabien ne souhaite plus démarcher les écuries automobiles pour vendre son projet. Il a compris depuis le dernier entretien que la réalité était bien différente de ce qu'il aurait souhaité. A présent, il souhaite simplement assouvir sa passion de l'automobile: « Moi, je regarde chaque dimanche les courses.» Et son éventuelle visite chez Prost aura eu pour fonction de désacraliser ces voitures qui le font tant rêver. Mois de mai Fabien a pris des vacances. Il revient en pleine forme, motivé, souriant, montrant à ceux qui en doutent encore que les vacances sont nécessaires à un travail de qualité.
Mais ce qui est le plus surprenant, c'est le retour de Fabien sans sa fameuse pochette « top secret », qui l'accompagnait pourtant toujours depuis quelques temps. - Alors Fabien, cette visite chez Prost, on la prépare ? - Bof, je n'ai plus trop envie maintenant. C'est vrai que c'est pas mon truc, le dessin. C'est juste un loisir. - T'achètes toujours des revues de voitures ? - Oui, ça, ça me plaît toujours. Mais c'est tout. » Il repart, marque un temps d'arrêt, fait demi-tour, et me demande : - Je peux te voir un instant ? - Oui, bien sûr. Viens dans la cabine de projection ». Ah, cette cabine de projection ! Ses quatre petits murs en auront entendu, des histoires racontées dans son humble espace ! Bien assez pour qu’on puisse finir par en faire un film ! Et que va-t-il me demander cette fois-ci ? D'être pilote d'avion ? « Tiens, c'est le poème que j'ai écrit pendant les vacances pour Valérie. » Fini Prost ; même son projet de visite des écuries de Formule 1 est oublié. Fabien est parti sur un autre projet : la relation amoureuse ! LES PHRASES D'UN POÈTE Tu me regardes les yeux dans les yeux, tu me fais fondre, Ton chemin pour aller vers ton cœur est loin, Je suis prêt à aller chez toi pour chercher ton cœur, Elle est où ta fiancée ? Elle est dans son château sur un lit Elle attend son prince charmant, le prince vient, approche vers elle, dans une main une rose et dans l’autre un petit caillou brillant. Il dépose un baiser tendrement sur les lèvres douces et fermes Viens dans ma vie sous ma protection, ma douce colombe. Fabien Mondor Après le rêve professionnel, voici le rêve amoureux. Tout aussi périlleux. Attention aux têtes à queue. Circuit glissant !
Catégorie: | Autre Educateur spécialisé |
Type de fichier: | application/pdf |
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